III
« L’ALBACORE »

De l’extérieur, on aurait pu comparer la petite goélette à hunier Miranda à un cousin géant. Mais, en dehors de quelques mouettes qui criaient et piaillaient, il n’y avait personne pour la regarder virer de bord dans un grand envol d’embruns. Les deux bômes pivotèrent pour reprendre le vent à la nouvelle amure.

La goélette s’inclina si fortement sous le vent que la mer jaillit par les dalots, grimpant même à l’assaut des pavois avant d’inonder le pont fumant et de se briser sur les pièces de quatre livres telles des lames sur les rochers.

C’était un spectacle sauvage et enthousiasmant, l’air était rempli par le vacarme de la mer et le claquement des voiles. De temps à autre, quelqu’un criait un ordre, car rien de superflu n’était nécessaire à bord. Chacun savait ce qu’il avait à faire et restait conscient des périls qui menaçaient toujours. On pouvait se faire projeter contre une masse inébranlable et se fracasser le crâne ou se briser les membres. On pouvait passer par-dessus bord, poussé par une vague traîtresse jaillie de par-dessus les bossoirs et qui balayait le pont comme le flot dans le bief d’un moulin. La Miranda était un bâtiment de petite taille et particulièrement vif, elle n’aurait pas toléré un équipage négligent ou peu expérimenté.

Près de l’habitacle, son commandant, le lieutenant de vaisseau James Tyacke suivait les mouvements de son bâtiment, une main dans une poche et l’autre crochée dans un galhauban. Comme ses hommes, il était trempé jusqu’aux os, les embruns et l’écume lui piquaient les yeux. Il examinait tour à tour la rose du compas qui dansait, la grand-voile qui battait et la flamme. Son navire plongeait et plongeait encore, boute-hors pointé vers le sud.

Il leur avait fallu toute la nuit et une bonne partie de la journée pour se sortir de la baie de Saldanha, abandonnant derrière eux la formation impressionnante des vaisseaux de guerre, ravitailleurs, galiotes et transports de troupes, sans parler du reste. Le lieutenant de vaisseau Tyacke avait tout fait pour gagner au large afin d’avoir suffisamment d’eau avant de retrouver la petite escadre du commodore Warren. Mais il y avait une autre raison, que son second avait sans doute devinée. Il avait envie de mettre autant d’eau que possible entre l’escadre et la Miranda pour échapper à une nouvelle convocation à bord du vaisseau amiral.

Il avait fait ce qu’on lui avait ordonné de faire et avait remis les dépêches destinées au commandant de l’armée et au commodore. Et il était fort aise de s’en aller.

Agé de trente ans, Tyacke commandait la rapide Miranda depuis trois années. Quand on avait connu cette grâce, cette vie solitaire, le vaisseau amiral ressemblait à une ville dans laquelle les marins se seraient retrouvés minoritaires au milieu des tuniques rouges des soldats et des fusiliers.

Ce n’était pourtant pas faute de savoir ce qu’était un gros bâtiment. Il serra les mâchoires, fermement décidé à ne pas ressasser ses bien tristes souvenirs. Huit ans plus tôt, il avait servi comme enseigne de vaisseau à bord du Majestic, un deux-ponts qui faisait partie de la flotte de Nelson en Méditerranée. Il se trouvait dans la batterie basse lorsque Nelson avait finalement coincé les Français contre la côte, en baie d’Aboukir. Ce que l’on appelait désormais la bataille d’Aboukir.

Revivre précisément tous ces souvenirs ou en évoquer seulement quelques scènes était trop terrible. Avec le temps, ils lui échappaient et revenaient le hanter comme un horrible cauchemar.

Au plus fort de la bataille, son bâtiment, le Majestic, s’était trouvé aux prises avec Le Tonnant, un français de quatre-vingts canons qui le dominait de toute sa hauteur comme une falaise en feu.

En se laissant un peu aller, il se souvenait encore du bruit, il revoyait les hommes et les débris humains voler et retomber sur le pont couvert de bouillie sanglante. La batterie était devenue un enfer. Les canonniers, les yeux hagards et révulsés au milieu de visages noircis, les pièces qui tiraient et reculaient. Ce n’était plus la cadence bien ordonnée d’une bordée, non, les canons ne tiraient plus que par division, puis par paires, puis isolément. Tout le vaisseau tremblait et se secouait autour d’eux, mais ces êtres déments ne s’en rendaient même pas compte, ils écouvillonnaient, chargeaient, tiraient encore parce que c’était là tout ce qu’ils savaient faire. Leur commandant, Westcott, était déjà tombé, mort, au milieu de tant de ses hommes. Leur univers se limitait désormais à la batterie basse, plus rien d’autre ne comptait, plus rien ne pouvait compter. Les pièces désemparées étaient écrasées par le feu de l’ennemi, des hommes s’enfuyaient en hurlant avant d’être ramenés à leur poste par des officiers et des officiers mariniers aussi effrayés qu’eux.

En batterie ! Pointez ! Feu !

Il entendait encore les ordres. Il ne les oublierait jamais. Certains lui avaient dit qu’il avait eu de la chance. Non pas à cause de la victoire – seuls les terriens qui n’y entendent rien oseraient évoquer pareille chose. Mais parce qu’il avait survécu quand tant d’hommes étaient tombés, certains avaient été assez heureux pour mourir, d’autres en revanche avaient subi les pires tourments sous la scie du chirurgien ou étaient devenu infirmes, êtres pathétiques que plus personne ne pouvait regarder et dont on ne voulait se souvenir.

Il observa la rose du compas se stabiliser et sentit la quille partir en dérapage dans les creux, comme s’ils n’étaient rien.

Il passa la main sur son visage, un visage rugueux, l’imaginant tel qu’il le voyait chaque matin en se rasant.

Là encore, il ne se souvenait de rien. Un canon avait explosé, ou bien était-ce un morceau de bourre enflammée tombé de la batterie basse du Tonnant et qui avait embrasé une charge. Les deux étaient plausibles, mais personne n’avait survécu pour le lui dire.

Le côté droit de son visage, où ne restaient que des chairs carbonisées, avait été arraché. Les gens détournaient la tête pour ne pas voir cet homme défiguré. C’était miracle qu’il eût gardé l’usage de son œil.

Il repensa à la visite qu’il avait faite à bord du vaisseau amiral. Il n’avait vu ni le général ni le commodore, juste un colonel désabusé qui tenait dans sa main soignée un verre de vin blanc ou quelque breuvage bien frais. Ils n’avaient même pas proposé à Tyacke de s’asseoir, sans parler de lui offrir un verre.

Comme il passait la coupée pour redescendre dans sa chaloupe, l’officier s’était précipité derrière lui.

— Hé, commandant ! Pourquoi ne nous avez-vous pas annoncé la nouvelle ? Au sujet de Nelson et de sa victoire ?

Tyacke avait levé les yeux sur la muraille noire et massive, sans essayer de dissimuler sa colère :

— Parce que personne ne m’a rien demandé, monsieur ! Qu’ils aillent tous au diable !

Benjamin Simcox, aide-pilote qui faisait office de maître pilote à bord de la goélette, arriva en tanguant sur le pont qui oscillait dangereusement. Marin depuis toujours, il avait le même âge que son commandant. Au tout début de sa carrière, comme la goélette, il avait navigué au commerce. A bord d’un bâtiment d’aussi petite taille – à peine trente-cinq pieds de long et un équipage de trente hommes –, on avait vite fait de connaître les gens. C’était l’amour ou la haine, il n’y avait pas d’entre-deux. Avec Bob Jay, autre aide-pilote, ils menaient la goélette à son maximum. Question d’amour propre.

En général, l’un des deux était toujours de quart et, après en avoir passé quelques-uns en bas avec son grand commandant, Simcox avait appris à le connaître. Trois ans plus tard, ils étaient devenus grands amis, la différence de grade ne jouant plus que dans de rares cas où il fallait prendre une attitude plus formelle. Comme lorsque Tyacke s’était rendu à bord du vaisseau amiral, par exemple.

Tyacke l’avait regardé, oubliant un instant ses cicatrices hideuses et lui avait dit :

— C’est la première fois que je porte mon sabre depuis des années, Ben !

Cela faisait du bien de l’entendre plaisanter. Encore quelque chose qui était fort rare.

Simcox se demandait s’il songeait encore à cette fille, à Portsmouth. Une nuit, alors qu’ils étaient au port, il avait été réveillé dans sa petite chambre par Tyacke qui parlait dans son sommeil, une plainte à faire pitié. La fille avait promis de l’attendre et de l’épouser. Plutôt que de réveiller tout le bâtiment, Simcox l’avait secoué par les épaules, mais sans rien dire. Tyacke avait compris ce qu’il venait de se passer et était allé chercher une bouteille de cognac qu’ils avaient confisquée à un briseur de blocus. A l’aube, la bouteille était vidée.

Tyacke n’en voulait pas à cette fille qu’il connaissait depuis l’enfance. Personne n’aurait accepté de voir ce visage chaque matin. Mais il en avait été profondément meurtri, d’une blessure qui valait bien celles des rescapés d’Aboukir.

Simcox lui cria par-dessus le vacarme :

— Il va bien ! – et lui montrant du pouce une frêle silhouette qui montait l’échelle à l’arrière, une ligne de vie capelée autour de la taille, le pantalon souillé de vomissures : En tout cas, çui-ci va pas si bien !

Monsieur l’aspirant Roger Segrave avait embarqué à Gibraltar où ils avaient fait escale pour charger des vivres. A la demande de son commandant, il avait été transféré d’un gros trois-ponts à un bâtiment plus léger à bord duquel il pourrait acquérir de la pratique et prendre confiance en lui. On avait ajouté que l’oncle de l’aspirant, amiral en poste à Plymouth, avait manigancé l’affaire, pas seulement pour le bien du jeune homme, mais également pour la réputation de sa famille. Qu’il échouât à l’examen d’enseigne aurait fait mauvais effet, surtout en temps de guerre, alors qu’il suffisait de se baisser pour saisir les occasions de promotion.

Tyacke n’avait pas caché que cette idée ne lui plaisait guère. La présence de Segrave, tel un visiteur indésirable, venait troubler la régularité de leur existence.

Simcox était un homme de la vieille école. Pour lui, recevoir un bon coup de garcette ou se faire tirer l’oreille valait tous les discours sans fin sur les traditions et la discipline.

Cela dit, il n’était pas méchant homme et il avait essayé d’expliquer à l’aspirant ce à quoi il devait s’attendre. Le lieutenant de vaisseau Tyacke était le seul officier à brevet du bord. On pouvait difficilement exiger de lui qu’il vécût totalement isolé à bord d’une goélette de quatre-vingt-douze tonneaux. Ils faisaient équipe. Mais il savait bien que Segrave ne comprenait pas vraiment les choses. Dans l’univers surpeuplé d’un vaisseau de ligne, les répartitions se faisaient en fonction du grade, du statut, de l’expérience. En haut se tenait le commandant, généralement tellement à l’écart qu’on le considérait comme un dieu. Tous les autres, entassés au-delà de l’imaginable, en étaient totalement séparés.

Segrave passa l’hiloire et s’appuya contre la descente en poussant un gémissement sourd. Agé de seize ans, il avait une bonne bouille, des cheveux blonds, presque des cheveux de fille. Ses manières étaient parfaites, il restait bien poli – timide presque – lorsqu’il avait affaire à des hommes de l’équipage. Pas comme ces petits monstres dont Simcox avait déjà entendu parler. Et, s’il se donnait un mal fou – Simcox lui-même devait bien en convenir –, ses progrès étaient médiocres. Il regardait le ciel, apparemment insensible aux embruns qui tombaient comme des boulets sur le pont et aux souillures qui ornaient ses habits.

Le lieutenant de vaisseau Tyacke lui jeta un regard glacial.

— Vous pouvez disposer, monsieur Segrave. Descendez et allez donc demander au commis de vous donner du rhum. Je ne peux pas me permettre de laisser quelqu’un ne rien faire en attendant le prochain virement de bord.

Le jeune homme se traîna jusqu’à la descente et Simcox eut un fin sourire.

— Vous êtes un peu dur avec ce jeunot, James.

Tyacke haussa les épaules.

— Vous croyez ? – il cracha presque. Dans un an ou deux, il allongera des hommes sur le caillebotis pour une chemise dépenaillée ou simplement parce qu’ils auront osé le regarder !

L’aide-pilote les appela :

— Le vent tourne un brin !

— Serrez plus près. Je crois que nous allons avoir un coup de vent. Si c’est le cas, je veux qu’on établisse le hunier pour courir vent arrière.

On entendit un bruit de vaisselle cassée, quelqu’un était en train de vomir, en bas. Tyacke murmura :

— Je vous jure, je vais le tuer, celui-là.

Simcox lui demanda :

— Et qu’est-ce que vous diriez au vice-amiral Bolitho, James ?

Le commandant s’accrocha à un hauban et se pencha pour regarder la mer bouillonner en flot continu contre le bordé au vent. Il voyait ses hommes, perdus dans les embruns et l’écume, à moitié nus comme des gamins des rues, qui se faisaient de grands signes et riaient entre eux. Il voulait s’assurer que personne ne passait par-dessus bord. Il répondit enfin :

— Oui, un homme estimable sous tous rapports. Lorsque je me suis retrouvé au combat de… il détourna les yeux, il se souvenait de ces vivats qui avaient éclaté dans cet enfer lorsqu’ils avaient appris que le bâtiment de Bolitho était engagé. Il changea de sujet : J’en ai connu beaucoup qui ont servi sous ses ordres, tiens, y’en a un, un vieux qui vivait à Douvres. J’ai eu l’occasion de parler avec lui quand j’étais encore gamin, en bas, près du port – il se mit à sourire : Pas très loin de l’endroit où cette goélette a été construite, à propos… Il avait servi sous les ordres du père de Bolitho, il était là quand il a perdu un bras.

Simcox observait ce profil marqué. Quand on ne voyait pas l’autre côté de la figure, il était assez beau pour éveiller l’intérêt d’une fille, se disait-il.

— Vous devriez le lui raconter, si vous le voyez.

Tyacke épongea les embruns qui lui mouillaient la figure et la gorge.

— Il est vice-amiral, maintenant.

Simcox se mit à sourire, mais il était mal à l’aise :

— Dieu, James, vous en parlez comme d’un ennemi !

— C’est vrai ? Bon, passons à autre chose.

Il le prit par la manche, une manche qui dégoulinait.

— Allez me réveiller un peu ces fainéants et parez à virer. Nous allons venir cap au sudet.

Dans l’heure qui suivit, le vent tomba et, toutes ses voiles bien remplies dont les ombres filaient sur les vagues comme de grands ailerons, la Miranda continua sa route, insouciante comme d’habitude.

Elle avait commencé à naviguer comme courrier à Douvres, mais la marine l’avait réquisitionnée avant qu’elle eût le temps de faire plus de quelques traversées. Dix-sept ans plus tard, c’était l’un de ces nombreux bâtiments à porter le pavillon de la marine de guerre. Ce n’était pas seulement un bon marcheur, la Miranda était très agréable à manœuvrer avec son plan de voilure très simple et sa quille profonde. Avec une grand-voile de bonne taille à l’arrière, une voile de misaine et un foc, ainsi que son hunier à l’avant, elle pouvait battre à peu près n’importe qui. Sa grande quille, même au près, limitait la dérive par rapport à un cotre ou à un bâtiment de plus fort tonnage. Seulement armée de quatre pièces de quatre livres et de quelques pierriers, elle était davantage conçue pour porter des dépêches que pour participer à une empoignade.

Les contrebandiers et les corsaires étaient une chose ; mais une seule demi-bordée d’une frégate aurait fait de ce pur sang élancé une épave.

L’entrepont baignait dans les fortes odeurs de rhum et de tabac et dans les relents graisseux du dîner. Tandis que la bordée de repos regagnait ses postes, Tyacke et Simcox allèrent s’asseoir côte à côte à la table du carré. Ils étaient l’un et l’autre de grande taille et devaient se plier en deux pour faire le moindre mouvement.

L’aspirant, confus et assez inquiet, vint s’asseoir de l’autre côté. Simcox avait un peu pitié de lui car, même sous voiles arisées, les mouvements étaient encore brutaux et la mer montait à l’assaut du tableau franc. La perspective de devoir avaler quelque chose était assez redoutable pour un estomac un peu délicat.

Tyacke fit soudain :

— Si je le vois, je parle de l’amiral, je lui demanderai de nous procurer un peu de bière. J’ai vu des soldats qui en buvaient lorsque j’étais à bord du vaisseau amiral. Alors, pourquoi pas nous ? L’eau du bord nous tuera plus de bons marins que les Bataves !

Ils se retournèrent ensemble en entendant Segrave ouvrir la bouche.

— On raconte beaucoup de choses à Londres, sur le compte du vice-amiral Bolitho.

Tyacke prit un ton faussement doucereux :

— Oh, et que raconte-t-on, par exemple ?

Encouragé par ce début et oubliant provisoirement son mal de mer, Segrave se déboutonna complètement :

— Ma mère m’a raconté qu’il s’était conduit d’une manière peu convenable, qu’il avait abandonné son épouse pour cette femme. Elle dit que tout Londres ne parlait que de cela – il ne put continuer.

— Si vous racontez ça à l’équipage, je vous ferai mettre aux arrêts, aux fers si besoin !

Tyacke vociférait, Simcox songea que les hommes qui n’étaient pas de quart devaient l’entendre. Il y avait quelque chose de terrible dans sa fureur, de pathétique aussi.

Tyacke se pencha vers le jeune garçon devenu tout pâle et ajouta :

— Et si vous recommencez à me parler de ce genre de saletés, je vous ficherai dehors, tout jeune et inutile que vous soyez !

Simcox lui posa la main sur le poignet :

— Restez calme, James. Il ne savait pas.

Tyacke repoussa vivement sa main.

— Qu’ils aillent au diable, Ben, mais qu’attendent-ils de nous ? Comment osent-ils condamner des hommes qui, chaque jour, chaque heure, risquent leurs vies afin qu’ils – il pointa un doigt accusateur sur Segrave – puissent déguster leur thé et grignoter tranquillement leurs gâteaux.

Il tremblait, des sanglots brisaient presque sa voix.

— Je n’ai jamais rencontré ce Richard Bolitho, mais bon sang, je donnerais ma vie pour lui sur-le-champ, simplement pour rabattre le caquet de cette bande de salopards incapables et sans tripes !

Un profond silence se fit, bientôt rempli par le bruit de la mer. Segrave lâcha enfin dans un murmure :

— Je suis désolé, commandant.

Contre toute attente, le visage hideux de Tyacke s’éclaira d’un sourire.

— Non. J’ai abusé de mon pouvoir. Voilà qui n’est pas convenable lorsque l’on s’adresse à quelqu’un qui ne peut pas répondre – il s’épongea le front avec son mouchoir qui partait en lambeaux – mais je pense tout ce que je viens de dire, alors faites attention !

— Ohé du pont !

Le cri de la vigie se perdait à moitié dans la brise de noroît qui soufflait bien.

— Voile par tribord avant !

Simcox cala sa tasse dans un coin et se glissa vers la porte.

Peu importe ce que c’est, songea-t-il, ça arrive à point.

 

— En route ouest-quart-sud, commandant !

Le pont de la Miranda s’inclina encore un peu plus, elle commençait à répondre à la barre et aux surfaces de toile, grand-voile et étais établis. L’eau déferlait en cascade sur les marins qui, dos nu, pliaient les drisses en s’accrochant des orteils à tout ce qui pouvait leur offrir une prise.

Le lieutenant de vaisseau Tyacke se hissa jusqu’à la lisse au vent pour observer les lames et les embruns qui s’élevaient loin au-dessus de l’étrave et transformaient le bâton de foc en métal poli.

Simcox fit un petit signe approbateur lorsque George Sperry, leur bosco taillé comme une tour, décida d’envoyer deux hommes de plus à la barre. La Miranda ne possédait pas de roue, seulement une longue barre franche sculptée et il fallait du monde avec ce fort vent qui balayait le pont à tribord.

Il aperçut l’aspirant Segrave, à l’ombre, près des râteliers de l’énorme grand-mât, le regard fuyant. Il essayait d’éviter les hommes qui accouraient pour reprendre du mou dans l’écoute de misaine.

Simcox cria :

— Hé, là-bas !

Il poussa un soupir. Le garçon avait manqué tomber, une lame s’était brisée par-dessus le pavois sous le vent et l’avait arrosé, le laissant toussant et crachant, dégoulinant d’eau, sa chemise, son pantalon trempés comme si on venait de le repêcher.

— Restez donc à côté de moi, mon jeune ami, surveillez la grand-voile et le compas. Faut qu’vous la sentiez, compris ?

Mais il oublia Segrave en entendant au-dessus de lui une bouline claquer comme un coup de fouet avant de s’entortiller follement tel un animal.

Un marin grimpait déjà là-haut, un autre s’affairait à préparer une manœuvre de rechange pour ne pas perdre de temps en réparations.

Segrave se cramponna à une bitte sous la bôme et observa d’un air lugubre les hommes qui travaillaient au gréement sans prêter la moindre attention au vent qui essayait de les précipiter en bas. Il ne se rappelait pas s’être jamais senti aussi abattu, si désespérément misérable, aussi incapable de trouver une issue.

Il entendait encore les mots de Tyacke. Même si ce n’était pas la première fois que le commandant le réprimandait vertement, le jeune garçon ne l’avait encore jamais vu à ce point hors de lui. Comme s’il avait perdu tout contrôle et avait envie de le frapper.

Segrave avait soigneusement tenté de ne jamais provoquer l’ire de Tyacke et ne désirait rien tant que rester hors de son chemin. Deux choses également impossibles à bord d’un aussi petit bâtiment.

Il n’avait personne à qui parler, vraiment parler, personne encore moins capable de le comprendre. Il y avait foule d’aspirants à bord de son dernier vaisseau – son seul vaisseau. Il fut pris d’un frisson : que faire ?

Son père était un héros, mais Segrave n’en gardait que très peu de souvenirs. Même à l’occasion de ses rares retours chez lui, il paraissait distant, adoptait un air vaguement désapprobateur, peut-être parce qu’il n’avait qu’un seul fils et trois filles. Puis, un jour, la nouvelle était arrivée dans leur maison perdue du Surrey. Le capitaine de vaisseau Segrave avait été tué au combat sous les ordres de l’amiral Dundas, à Camperdown. Leur mère leur avait annoncé la nouvelle, elle avait l’air triste mais était restée digne. A compter de ce jour, pour Roger Segrave, il était trop tard. Son oncle, amiral en retraite qui habitait Plymouth, avait décidé de le faire bénéficier de sa protection – en mémoire de son père et pour l’honneur de la famille. Dès qu’on eut trouvé un bâtiment, on l’expédia à la mer. Pour Segrave, cela avait été une descente en enfer – et elle avait duré trois ans.

Il regardait Simcox, désespéré. Sa gentillesse un peu rude l’avait presque achevé. Mais lui, au moins, le comprendrait mieux que le lieutenant de vaisseau dont il dépendait à bord du trois-ponts. Que dirait Simcox s’il apprenait que Segrave haïssait la marine et n’avait jamais souhaité suivre la voie traditionnelle dans sa famille, jamais.

Il avait décidé d’en parler à sa mère au cours de sa dernière permission, lorsqu’elle l’avait emmené à Londres passer quelques jours chez des amies à elle. Elles s’étaient jetées sur lui comme des poules. Il est si mignon dans son uniforme ! s’était exclamée l’une d’elles. C’est à ce moment-là qu’il les avait entendu parler de Nelson et citer un autre nom, Richard Bolitho.

Et maintenant, l’impensable était arrivé. Le brave Nelson était mort, le second était ici même, avec l’escadre.

Avant de quitter Londres pour Portsmouth où il devait s’embarquer pour la Méditerranée, il avait essayé de parler à sa mère.

Elle l’avait un peu dorloté puis l’avait tenu à bout de bras. Elle semblait déçue.

— Après tout ce que l’amiral a fait pour toi et pour notre famille – c’était étrange, Segrave ne se souvenait pas qu’on eût jamais appelé son oncle par son nom. On parlait toujours de l’amiral.

— Sois courageux, Roger ! Que nous puissions être fiers de toi !

Il se raidit en voyant que le commandant se tournait vers lui. Si seulement il n’avait pas ce visage… Segrave était assez mûr pour deviner à quel point Tyacke devait maudire la figure qu’il avait désormais. Et pourtant, il ne pouvait en détacher les yeux, même lorsqu’il essayait de s’en empêcher.

S’il réussissait ses examens… Segrave se baissa pour essayer d’éviter une volée d’embruns qui le trempa derechef. Si… il serait alors promu enseigne, le premier degré de l’échelle, il rejoindrait au carré d’autres officiers qui le considéreraient comme le maillon faible, comme un homme dangereux au combat.

Mais en supposant – il se rendit soudain compte qu’il serrait les poings à s’en faire mal – qu’il reçoive une terrible blessure, comme celle de Tyacke ? Il sentit dans sa gorge un goût de bile.

Simcox lui tapa sur l’épaule :

— Laissez venir d’un quart, venez sud-quart-sud-ouest.

Il observa Segrave qui relayait l’ordre au timonier, mais le plus ancien lui jeta un regard à lui, pas au jeune garçon, comme pour s’assurer que tout était correct.

— Ohé du pont ! Il se sauve, commandant, et il envoie de la toile !

Tyacke passa ses pouces dans sa ceinture.

— Bon, on veut jouer un petit peu, c’est ça ? – il mit ses mains en porte-voix et cria : Voudriez-vous grimper en haut avec une lunette, monsieur Jay ?

Tandis que l’aide-pilote se précipitait vers les haubans, il ajouta :

— Ben, du monde en haut, à établir le hunier ! – et souriant un peu : Je vous fous mon billet qu’il n’arrivera pas à distancer la Miranda !

Il sembla soudain découvrir la présence de l’aspirant.

— Tiens, grimpez donc aussi, vous apprendrez quelque chose !

Et il l’oublia. Le hunier se gonfla soudain dans un bruit de tonnerre avant de se raidir comme une cuirasse.

Simcox surveillait les voiles.

— Il faut le rattraper avant le crépuscule. Sir Richard n’aimerait pas trop qu’on le fasse attendre !

Segrave finit enfin par atteindre les dernières enfléchures qui vibraient et alla rejoindre l’aide-pilote sur le croisillon au pied du mât de hune. L’altitude ne lui faisait rien, il se mit à observer le désert sans fin d’une couleur bleu sombre parcouru par des rangs de vagues aux crêtes jaunes. Les yeux écarquillés, pendant un moment, il ne pensa plus au bâtiment. Les embruns volaient par-dessus l’étrave, il sentait le mât osciller et se secouer dans tous les sens. Le vent qui jouait sa musique sur les haubans et dans les enfléchures lui faisait oublier les hommes qui se trouvaient sur le pont, très loin en bas.

— Regardez donc.

Jay lui passa la lunette avant de se pencher vers le pont :

— Une goélette, commandant ! Pas de pavillon !

La voix de Tyacke portait sans effort depuis l’arrière :

— Elle taille la route ?

— Oui commandant !

On entendit une poulie grincer et, quelques secondes plus tard, le grand pavillon blanc flottait à la corne de la Miranda.

Jay fit en ricanant :

— Ça sent la bande de salopards !

Mais Segrave était occupé à observer l’autre bâtiment qui suivait maintenant une route parallèle à celle de la Miranda. Il paraissait sauter dans tous les sens à cette distance. On distinguait ses voiles sales et rapiécées et quelques boulines qui traînaient çà et là en attendant d’être réparées, les flammes irlandaises comme il avait entendu de vieux marins les appeler. La coque avait dû être noire, mais elle était parsemée de taches et parfois même mise à nu sous l’effet du vent et du mauvais temps. Voilà quelque chose que l’on n’aurait jamais toléré à bord d’un vaisseau du roi, même soumis à de rudes épreuves.

— Qu’en pensez-vous, monsieur Jay ?

L’homme le regarda puis reprit sa lunette.

— A vue d’œil, c’est un de ces foutus oiseaux noirs – et voyant que le jeune garçon ne comprenait pas : Un négrier, mon gars.

Segrave détourna les yeux, ce qui lui évita de voir le regard plein de pitié de l’autre.

— Et nous allons l’attraper ?

Jay examinait le bâtiment avec l’intérêt du professionnel.

— Ça oui qu’ou va l’attraper, ce salopard.

Quelqu’un appela depuis le pont :

— Rappelez aux postes de combat, monsieur Archer, et venez à l’arrière je vous prie !

Archer était le canonnier du bord, on ne pouvait plus guère avoir de doute sur ce qui allait suivre.

Segrave entendit soudain la voix de Tyacke comme s’il était juste à côté de lui :

— En bas, monsieur Segrave, et vivement !

Jay le regarda se laisser glisser le long d’un pataras, ses cheveux blonds volaient au vent.

On ne pouvait rien trouver à redire chez ce jeune aspirant, mais Jay savait peser les risques. A bord d’un aussi petit bâtiment, c’était une main pour le roi et une main pour soi. Pas de place pour les amateurs ni pour les mioches qui n’auraient pas dû quitter les jupes de leur mères.

Simcox attendait Segrave qui atteignit le pavois.

— Restez avec Mr. Archer. Il va s’occuper en personne de pointer un quatre-livres. Vous feriez bien de regarder comment il s’y prend !

Le gros bosco eut un large sourire et dévoila ainsi des dents ébréchées.

— J’te raconte pas, que l’Elias Archer il te descend une pomme de l’arbre à cent pas !

Un marin qui attendait là près des bras et des drisses se mit à rire comme s’il s’agissait d’une bonne plaisanterie.

Segrave aperçut Tyacke qui se retournait pour parler au timonier. A la lumière crue du soleil, on avait l’impression que son visage avait été pris dans une pince.

Il suivit le canonnier jusqu’au sabord tribord le plus à l’avant et essaya de réfléchir. Il avait envie de courir se cacher en bas ; tout, plutôt que de montrer aux autres qu’il avait peur.

Elias Archer, maître canonnier de la Miranda, était un petit homme grisonnant. Il se tenait apparemment sans effort sur le gaillard d’avant qui tanguait, les bras croisés, attendant que ses hommes dégagent le quatre-livres placé tout près des bossoirs.

— Z’avez déjà fait ça, hein, vous ?

Il lança un bref coup d’œil à l’aspirant avant de se retourner vers l’autre bâtiment. Il était plus gros que la Miranda et pouvait fort bien les distancer avant la tombée de la nuit, rendant toute poursuite impossible.

Segrave secoua la tête. Il était transi en dépit du soleil qui lui tapait sur la nuque et les épaules. Chaque fois que la goélette plongeait, les embruns le faisaient trembler sans qu’il pût se contrôler. Il répondit enfin :

— Non, pas exactement. Le dernier bâtiment à bord duquel j’ai été embarqué a engagé un deux-ponts français, mais il est allé s’échouer et il a pris feu avant que nous puissions nous en emparer.

— Celui-ci est différent.

Archer sortit un boulet tout brillant de son panier et le soupesa dans ses paumes calleuses.

— Les bâtiments de cette espèce doivent être rapides et manœuvrants. Sans des gens comme nous, la flotte ne recevrait aucune nouvelle et, sans nouvelles, même quelqu’un comme Notre Nel serait incapable de bouger – il fit un signe à l’un de ses aides : C’est bon, Mason, ouvre le sabord !

Segrave vit d’autres hommes courir aux drisses et aux bras. Le pont s’inclina davantage. L’autre goélette avait dû serrer le vent un peu plus, un quart ou deux, mais, de là où ils se trouvaient, tout à l’avant, c’était difficile à dire.

Archer se pencha pour surveiller la mise à poste de la charge. Il observa :

— Y en a des ceusses qui mettent double charge, mais pas moi. Pas pour une pièce d’aussi faible calibre.

Segrave entendit le commandant ordonner :

— Signalez à cet enfoiré de mettre en panne !

— Il y f’ra même pas attention, lâcha Archer en ricanant.

Segrave n’en revenait pas :

— Peut-être ne comprend-il pas nos signaux ?

Un marin qui tenait un refouloir éclata de rire en lui montrant le canon :

— Ça, il comprendra, c’est sûr !

Inclinée sous la pression du vent, l’autre goélette démasquait sa carène. On apercevait plusieurs têtes au-dessus du pavois, mais personne ne répondit à leurs signaux. Le lieutenant de vaisseau Tyacke cria :

— Chargez et mettez en batterie !

On introduisit le boulet dans la gueule avec une bourre pour le bloquer à poste. Puis les servants halèrent au palan et le petit canon s’avança vers le sabord grand ouvert. Archer expliqua :

— Vous voyez, mon gars, ce salaud là-bas a l’avantage du vent, mais ça va nous aider à placer un boulet just’là qu’on veut.

Jay, l’aide-pilote qu’il avait oublié, appela depuis la hune :

— Ils viennent de balancer un cadavre par-dessus bord, commandant ! Tiens, en v’là un autre !

Tyacke laissa tomber sa lunette, il avait le regard dur.

— Le second est encore vivant, monsieur Simcox.

C’était dit d’un ton si froid qu’il en paraissait encore plus menaçant.

— Un peu devant si vous pouvez, monsieur Archer !

Archer s’était accroupi comme un athlète qui se concentre. Le boute feu tendu, il guettait le bon moment en visant par-dessus le fût. Il tira sur la ligne et la pièce recula dans ses palans. La fumée s’écoulait par le sabord, les hommes écouvillonnaient déjà pour préparer le prochain coup.

Segrave aperçut une gerbe d’embruns à tribord et, l’espace d’un instant, crut qu’Archer avait raté son tir. Mais le boulet frappa l’eau à quelques yards seulement sous le vent de la goélette, près des bossoirs, avant de ricocher dans les vagues comme un dauphin qui a envie de jouer. Segrave montra du doigt d’autres remous qui apparaissaient çà et là.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sperry, le bosco, qui était venu faire un tour à Pavant pour admirer, lâcha sèchement :

— Les requins.

Segrave sentait les nausées le reprendre. On avait jeté par-dessus bord deux hommes non identifiés, comme des détritus, et il les voyait se faire mettre en pièces.

— Bosco ! Paré à affaler le canot !

Segrave releva la tête. Le navire mettait en panne, ses voiles ravaudées battaient dans la plus grande confusion tandis qu’il remontait dans le lit du vent.

Il avait l’impression que l’équipage de la Miranda avait l’habitude de ce genre de choses. Les coffres à armes étaient déjà sur le pont, grands ouverts. Jay se laissa descendre le long d’un pataras en poussant un grognement, la main tendue pour se saisir d’un sabre d’abordage alors que quelqu’un lui passait son pistolet.

— Je vais rester à distance, annonça Tyacke, monter à son bord et le fouiller. N’acceptez pas le moindre signe d’insolence. Vous savez ce que vous avez à faire.

Simcox appela l’aspirant d’un geste.

— Vous y allez avec Mr. Jay, mon gars. Si cet enfoiré est plein d’esclaves à ras bord, faudra qu’on le laisse repartir. Y’a pas d’loi qui défende le trafic de bois d’ébène – enfin, pas pour l’instant –, et le commodore nous félicitera pas si on revient avec une cargaison d’esclaves. Si c’était de moi, je pendrais ces salopards et au diable la loi et le reste !

Tyacke traversait le pont.

— Vous aiderez Mr. Jay comme vous pourrez. Prenez une arme, ils sont fourbes comme des serpents.

La Miranda avait beau ne pas être bien grosse, elle les dominait comme une tour lorsqu’ils embarquèrent dans la chaloupe avant de pousser.

— Avant partout !

Jay empoigna la barre tout en surveillant de près les hommes qui nageaient dur pour aborder l’autre goélette.

Sperry était venu avec eux, une hache d’abordage et un grand coutelas passés dans la ceinture.

— C’est pas des esclaves, lâcha-t-il.

— Comment tu le sais, George ? lui demanda Jay.

— Ça pue pas, non ? Et en plus qu’on est sous le vent à eux !

Serrant les dents, Segrave se cramponnait au bordé de toutes ses forces. C’était un nouveau cauchemar. Il revit en un éclair le visage de sa mère lorsqu’elle leur avait annoncé la mort de leur père. Et que ressentirait-elle si c’était lui ? De la fierté ? Essuierait-elle quelques larmes en songeant à son fils unique tué au combat ? Il se concentra sur le navire, le regard dur, à s’en faire pleurer. Ses yeux le piquaient. Qu’ils aillent tous au diable !

Jay mit ses mains en porte-voix :

— Au nom du roi, nous allons monter à bord !

Sperry, montrant les dents, fit jouer sa hache dans sa ceinture.

— Oh, Bob, voilà qui est joliment dit !

Ils éclatèrent de rire en se regardant sous l’œil ébahi de Segrave. On allait peut-être leur tirer dessus dans une seconde ; il avait entendu dire que les négriers étaient souvent bien armés.

Jay redevint sérieux aussitôt.

— Comme d’habitude, les gars. On s’empare de la barre, on désarme l’équipage – et jetant un coup d’œil à Segrave : Vous restez avec moi, mon gars. Collé à moi !

Un grappin s’envola par-dessus le pavois de la goélette et une seconde plus tard, ils grimpaient à bord. Le bruit de la mer était devenu moins fort maintenant qu’ils étaient sur le pont. Segrave restait tout près du pilote. Lorsqu’il se tourna vers ses compagnons, il comprit pourquoi le bâtiment avait rechigné à mettre en panne. Le pavillon blanc de la Miranda ne laissait pas de place au doute, mais leur petit détachement de prise ressemblait plus à une bande de pirates en haillons qu’à des marins du roi.

Jay fit signe à un homme qui portait un pantalon blanc sale, mais aussi, ce qui faisait un contraste saisissant, une chemise de soie tuyautée.

— C’est toi le patron ?

Segrave observait les autres. Un drôle de mélange, un ramassis des bas-fonds.

— Et qu’est-ce qu’on avait là ?

Le bosco tendit son énorme bras et tira du lot l’un des hommes. Avec une agilité étonnante chez un homme aussi énorme, Sperry lui arracha sa chemise et le fit pivoter, si bien que Jay vit à son tour le tatouage qui ornait sa peau. Deux pavillons croisés et un canon, plus le nom d’un vaisseau : Donegal.

— Un déserteur, hein ? cracha Jay. On dirait que pour toi, c’est la fin de ta vie d’errance !

L’homme les suppliait.

— Pour l’amour de Dieu, ayez pitié ! J’suis juste un pauv’mat’lot comme vous aut’ !

Sperry le secoua doucement :

— Et bientôt tu s’ras un pauvre mat’lot mort à gigoter en bout de vergue, mon salaud !

Segrave n’avait jamais pu comprendre comment des hommes qui avaient été raflés par la presse – et c’était le cas de certains à bord de la Miranda – pouvaient s’indigner du comportement de ceux qui désertaient.

Celui qui était visiblement le patron haussa les épaules en secouant négativement la tête. Jay soupira :

— Cause pas anglais.

Son œil s’éclaira et il pointa son sabre sur le déserteur :

— Toi ! Tu vas nous donner un coup de main et on verra si qu’on pourra t’éviter la corde, compris ?

Débordant de reconnaissance, le marin en devenait pathétique. Il tomba à genoux et se mit à sangloter :

— J’ai juste fait qu’une traversée à son bord, parole m’sieur !

— Et ces deux immersions ?

La pointe du sabre remonta brusquement et se piqua sur sa gorge.

— Et mens pas, ou t’iras les rejoindre !

— C’est l’patron qui les a passés par-dessus bord, m’sieur ! – il bredouillait, de peur et de soulagement à la fois. Ils se sont battus, y’en a un qu’a fait un sale tour à l’autre – il détourna les yeux : Le patron voulait s’en débarrasser, de toute façon, y z’étaient pas assez costauds pour le gros boulot.

Segrave observait l’homme, avec sa chemise décorée. Il restait calme, il semblait même indifférent. Ils ne pouvaient pas se saisir de lui, même s’il avait assassiné deux esclaves dont il n’avait plus l’usage. Jay fit sèchement :

— George, tu t’occupes du pont – il fit signe à un marin : On descend – et il ajouta : Vous aussi, monsieur Segrave !

L’entrepont était encore plus sale que le reste. La coque grinçait et tanguait. Les marins, tendant devant eux des fanaux comme des mineurs, découvrirent en se faufilant les preuves du commerce particulier qui se pratiquait à bord. Des rangées de menottes et de fers occupaient toute la cale. Des chaînes interdisaient aux esclaves de se mouvoir à plus de quelques pieds. Et tout cela pour traverser l’océan, jusqu’aux Antilles où à la mer d’Espagne.

— Voilà, murmura Jay, voilà pourquoi ils ne gardent que ceux qui font l’affaire. Les autres ne supporteraient pas le voyage – il cracha sur le pont. Ils baignent dans leurs excréments pendant des semaines. J’aime mieux pas y penser. Puis, haussant les épaules : Pourtant, ce sont des êtres humains comme les autres.

Segrave avait le cœur au bord des lèvres, mais il réussit à se maîtriser et demanda timidement :

— Ce déserteur, on lui accordera vraiment le pardon ?

Jay s’arrêta et se tourna vers lui :

— Oui, s’il nous est utile à quelque chose. Il a au moins échappé à la corde. Mais y va probablement s’prendre deux cents coups de fouet, juste pour lui rappeler ses devoirs à l’avenir !

Le jeune matelot du nom de Dwyer fit à voix basse :

— Qu’est-ce qu’il se passe là-bas derrière, monsieur Jay ?

Oubliant Segrave, Jay fit volte-face.

— C’est les chambres. Pourquoi ?

— J’ai entendu quelque chose, ou plus exactement, quelqu’un.

— Dieu du ciel ! s’écria Jay en armant le chien de son pistolet, ça pourrait bien être un de ces salauds avec une mèche lente pour nous envoyer tous en enfer ! Donne donc un coup d’épaule là-dedans, Dwyer !

Le jeune marin se jeta sur l’une des portes qui s’ouvrit brutalement, arrachée de ses gonds sous la violence du choc.

La chambre, guère plus grande qu’un débarras, était plongée dans l’ombre, à la seule exception d’un mince rai de lumière qui passait péniblement à travers la vitre salie d’une claire-voie.

Sur une couchette pleine de taches et jonchée de déchets se tenait une jeune négresse, à demi dressée sur les coudes et dont la moitié du corps était recouverte d’un drap souillé. A part cela, elle était entièrement nue. Elle ne montrait nulle crainte, pas même de la surprise, mais lorsqu’elle essaya de remuer, ils virent qu’elle était enchaînée par la cheville.

— Eh ben eh ben, fit tranquillement Jay, il s’embête pas, le patron !

Il remonta sur le pont et dut s’abriter les yeux du soleil. La Miranda avait viré de bord et se rapprochait de la goélette à la dérive, qui s’appelait apparemment l’Albacore.

La voix de Tyacke, déformée par le porte-voix, leur parvenait sans peine :

— Alors, c’est quoi ?

Jay mit ses mains en coupe :

— Un négrier, commandant. Pas de cargaison à un près. Et nous avons trouvé un déserteur à son bord.

Segrave vit l’homme en question se tortiller et sourire timidement un peu plus loin comme si Tyacke pouvait le voir. Il ne pouvait s’empêcher de penser à la jeune négresse, enchaînée comme un animal sauvage et livrée au bon plaisir du patron. Elle était plutôt bien faite, en dépit…

— Et où va-t-il ? demanda Tyacke.

— A Madagascar, commandant, lui répondit Jay en brandissant la carte.

Un marin qui se tenait près de Segrave murmura :

— Et il va falloir qu’on la laisse filer – il balaya du regard le pont répugnant : Elle vaut pas grand-chose, mais ça irait encore chercher quelques shillings devant un tribunal de prise !

Son camarade approuva en hochant la tête.

La voix de Tyacke ne trahissait aucune émotion.

— Très bien, monsieur Jay. Regagnez le bord et ramenez le déserteur.

L’homme en question se mit à hurler :

— Non ! Non !

Le bosco l’attrapa par le cou et l’envoya valdinguer, mais il commença à ramper sur le pont et vint s’accrocher aux souliers de Jay comme un infirme qui mendie. Il se remit à crier :

— Il a descendu la carte en bas quand c’est qu’on vous a vus, m’sieur ! J’l’ai déjà vu faire ça, il en a pris une autre et c’est celle qu’il vous a montrée !

Jay se dégagea.

— Bon sang, pourquoi j’ai pas pensé à ça ? – il prit Segrave par le bras : Venez avec moi.

Ils redescendirent dans la chambre où la fille était toujours allongée, à demi dressée sur ses coudes, comme si elle n’avait pas bougé.

Ils se mirent à fouiller le fatras de livres et de cartes, un tas de vêtements jetés là, des armes. Jay commençait à s’énerver, il savait à quel point Tyacke avait hâte de remettre en route. Il finit par dire, désespéré :

— Ça ne sert à rien. Je n’la trouve pas et ces enfoirés ne parlent même pas anglais – il paraissait très en colère : Je vous fiche mon billet que ce déserteur nous a menti pour essayer de sauver sa peau. Mais il ne lui restera pas un lambeau de peau quand je me serai occupé de lui !

Il y avait là une lunette accrochée contre un étui qui contenait deux pistolets. Jay la décrocha et regarda derrière dans une dernière tentative.

— Pas le moindre truc !

Il jeta la lunette sur la table et Segrave la récupéra de justesse pour l’empêcher de tomber sur le pont. Pendant qu’il se baissait, il surprit le regard de la fille derrière lui, elle s’était légèrement tournée pour observer la scène, ses seins luisaient à la lumière tamisée du soleil. Il s’exclama :

— Elle est allongée sur quelque chose, monsieur Jay !

Jay les regardait tous deux alternativement, de plus en plus saisi.

— Ventredieu !

Il se rua à travers la chambre, saisit la fille par l’épaule pour la pousser de sa couchette.

Mais son corps, rendu glissant par la sueur, lui échappa et, jaillissant comme l’éclair, dévoila le couteau qu’elle tenait à la main. Segrave se précipita pour venir au secours de Jay.

Emporté par son élan, Jay vint s’étaler de tout son long et, tandis qu’il chutait, il vit Segrave tomber sur le corps de la fille avant de pousser un cri déchirant.

Segrave sentit la lame s’enfoncer le long de sa hanche et devina qu’elle levait encore le bras pour lui porter un nouveau coup dans le dos.

Le couteau tomba sur le pont dans un bruit métallique. La fille était allongée sur le dos, les yeux clos, sa bouche saignait du coup que Jay lui avait porté.

Une silhouette arriva en courant dans la chambre. C’était le marin dénommé Dwyer. Jay lui cria :

— Eh, venez donc aider Mr. Segrave !

Il poussa le corps de la fille sur le côté et tira une sacoche en cuir usagée sur laquelle elle était couchée. Segrave fit un grognement et essaya de remuer. Puis il vit la déchirure à son pantalon, là où le couteau était entré. Il y avait du sang partout, la souffrance lui coupait la respiration, il dut se mordre les lèvres pour s’empêcher de hurler.

Le matelot confectionna un pansement de fortune sur la plaie avec ce qui ressemblait à une chemise, mais elle fut bientôt imbibée de sang.

Jay ouvrit la sacoche d’un geste brusque, examina rapidement ce qu’elle contenait avant de déplier la carte, les mains tremblantes. Puis il se releva :

— Il faut que je parle au commandant – et se tournant vers Segrave dont le visage était déformé par la douleur : Vous m’avez sauvé mes abattis, ça c’est sûr !

Il le regarda un instant puis ajouta doucement :

— Restez tranquille, je reviens.

Sur le pont, le ciel paraissait déjà plus sombre, les nuages s’ourlaient de doré. En quelques phrases brèves, Jay cria au-dessus de l’eau ce qu’il venait de découvrir :

— Elle fait route vers Le Cap ! Il y a une dépêche, on dirait qu’elle est écrite en français.

— Monsieur Segrave, ce n’est pas trop grave ? lui demanda Tyacke.

Il vit que Jay haussait les épaules.

— Dans ce cas, essayez de ne pas trop le remuer ! Envoyez-moi le patron avec la sacoche, et le déserteur, pendant que vous y êtes. Je vais rallier l’escadre. Vous croyez que vous pourrez vous en tirer ?

Jay se mit à rire et grommela :

— M’en tirer ? Ils vont plus bouger à présent.

Le patron de l’Albacore protesta vigoureusement lorsqu’un matelot le saisit par le bras. Jay ordonna sèchement :

— Mettez-lui les fers ! Essayer de tuer un officier du roi, massacrer des esclaves, sans parler de commerce avec l’ennemi – il hocha la tête, satisfait, en constatant que l’homme se taisait : Eh ben, mon ami, tu as fini par comprendre le message.

Comme le canot poussait pour regagner la Miranda, Jay s’employa avec le plus grand soin à répartir ses hommes les plus dignes de confiance.

— Nous allons remettre en route. Surveillez tout ce qui bouge, le moindre clin d’œil ! Et, en cas de doute, vous tirez, c’est vu ?

Accompagné du bosco, il retourna à la chambre où Dwyer s’occupait de l’aspirant et tentait d’étancher l’hémorragie. Dwyer lui dit, d’un ton désespéré :

— ’veut pas me laisser faire, m’sieur !

Sperry détourna les yeux de la silhouette affalée sur la couchette et s’humecta les lèvres :

— Bon, y’a une chose, Bob.

Jay se disait qu’il avait vu la mort de près.

— Plus tard, George.

Segrave s’affaiblissait, mais essaya encore de résister lorsque Sperry le monta sur le pont. Jay et Dwyer commencèrent de découper son pantalon plein de sang. Sperry dit d’une voix rauque :

— Je vais lui faire un ou deux points de suture. Prépare donc un autre pansement pendant que je…

Mais Jay s’exclama :

— Bon sang, qui lui a fait ça ?

L’aspirant restait calme à présent, comme un animal malade ou blessé.

Ses fesses et l’arrière de ses cuisses étaient entièrement couverts de cicatrices et contusionnés comme si on les avait battus et battus encore à l’aide d’un fouet ou d’un bout de cordage. Celui qui lui avait fait cela n’était pas à bord de la Miranda. Cela signifiait qu’il avait enduré ces blessures pendant plus de six semaines sans piper mot.

Jay repensait aux plaisanteries et aux fins sourires, et pendant tout ce temps-là, il… Le bosco fit :

— Il s’est évanoui, Bob. Je vais chercher mes affaires.

— Oui, et regarde donc si tu ne trouverais pas du rhum ou du cognac… n’importe quoi.

Il retourna près de l’aspirant qui était étendu, immobile. On aurait dit qu’il était mort.

— Pauv’p’tit gars, dit-il doucement.

Il voyait le sang qui suintait à travers le pansement de fortune. Sans le courage inattendu dont avait fait preuve Segrave, c’est son sang qui serait en train de couler et il n’en aurait pas réchappé.

Voyant Dwyer qui le regardait, il lui dit sèchement :

— Et voilà, ça ne sortira pas de chez nous, tu vois ? C’est à la Miranda de régler ça, personne d’autre. Quand je pense à ce qu’il a dû souffrir dans cette saloperie d’escadre !

L’aspirant Segrave ouvrit les yeux et comprit immédiatement deux choses. Au-dessus de lui, le ciel était noir et parsemé de petites étoiles. On l’avait emmitouflé dans des couvertures et placé un oreiller sous sa tête. Une ombre se pencha et Jay lui demanda :

— Comment ça va ?

Puis la douleur vint, ses assauts battaient en rythme avec son cœur. Il sentait le goût du cognac sur ses lèvres, mais avait du mal à se rappeler ce qu’il s’était passé, il ne revoyait qu’une succession d’images obscures : des mains qui le soutenaient, une souffrance insupportable, puis plus rien. Et la fille. Il fut pris d’un violent tremblement. Voilà. Voilà ce qu’il s’était passé.

— Je vais bien ? Sa voix était très faible.

Jay eut un sourire forcé.

— Sûr que vous allez bien ! Le héros du jour. Vous m’avez sauvé la peau et vous nous avez fourni un motif de nous emparer de cette vieille baille.

Il se tourna vers deux silhouettes qui se tenaient accroupies là, comme des indigènes en prière. Mais il savait qu’ils essayaient de voir quelque chose à travers la claire-voie. Sperry était en bas avec la fille, probablement en train de faire ce qu’il savait le mieux faire, s’il fallait croire la moitié de ses forfanteries.

Il demanda :

— Dites-moi, mon gars, qui vous a fait ça ?

Segrave secoua négativement la tête et ferma les yeux pour lutter contre la souffrance et l’émotion.

Jay, ce vieux dur à cuire de pilote, Jay avait dit qu’il était un héros.

 

Un seul vainqueur
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